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Penser l’évaluation en prévention spécialisée

21 octobre 2006 · Pas de commentaire

Paru dans Forum, Revue de l’UNASEA, n°32, janvier 2006, pp. 13-15.

Comme l’ont démontré les dernières journées de formation organisées par l’UNASEA, avec le concours du CNLAPS, au mois de novembre dernier, la prévention spécialisée est confrontée à la nécessité de repenser son évaluation, ou même tout simplement à la concevoir. L’enjeu étant de faire reposer le bien fondé du travail sur la capacité d’être des interlocuteurs durables pour « les jeunes ». Mais c’est aussi celui d’accueillir et garder des acteurs sociaux motivés sachant élaborer des stratégies d’actions pour travailler avec des publics aux situations très diverses. Enfin, la prévention spécialisée doit renforcer sa capacité institutionnelle en anticipant et en prenant en compte les changements. Car nous avons à admettre qu’elle est aujourd’hui institutionnalisée, et que l’on est bien éloigné de l’époque où nous devions disparaître une fois notre mission remplie. Bel exemple d’occultation par la spéculation sur la finalité ! Pouvons nous, dans le monde contemporain, essayer de comprendre et déchiffrer une réalité sociale, par essence, perpétuellement mouvante ?Rappelons d’abord que, n’étant pas une dépense obligatoire, la prévention spécialisée doit convaincre les élus en précisant les méthodes de travail et les façons de rendre compte de ce qui se fait sur le terrain. Or elle est confrontée à une remise en question profonde de l’ensemble des règles du jeu existant où, reconnaissons-le, les principes fondateurs ne sont désormais plus l’apanage des seuls éducateurs de rue. Aujourd’hui, s’impose la nécessité de prendre en compte de nouveaux acteurs, s’agissant du public, bien sûr, mais aussi des partenaires et des commanditaires dont il faut gagner la confiance. C’est donc une chance pour la prévention spécialisée que de se donner une exigence de qualité à l’égard « des usagers » et de la place qui leur est accordée dans la loi de rénovation de l’action sociale et médico-sociale. Il en est de même concernant l’obligation de mieux analyser nos actions, d’échanger sur nos pratiques, et de construire du métier en se dotant d’outils d’évaluation interne.

Pourtant, si nous avons pu mesurer combien l’accord était profond sur cette exigence évaluative, nous apprécions également les hésitations nombreuses sur les moyens à mettre en oeuvre pour qu’elle puisse être effective. En effet, comment dire la valeur d’une action éducative conduite dans un secteur marqué par l’absence de mandat nominatif et la libre adhésion, et donc par le manque d’outils institutionnalisés pour suivre, tout simplement, l’activité ? En réalité, nous sommes tous en situation d’avoir à défendre une mission avec des repères éthiques consistant à faire vivre l’idée que toutes les personnes que l’on accompagne sont bien plus que des usagers, terme pourtant consacré dans la loi de rénovation de l’action sociale et médico-sociale, et que nous avons avant tout à promouvoir leur inscription sociale sans sacrifier leur liberté. Aussi est-il parfois délicat d’oser imaginer que, parmi les outils possibles, nous pourrions utiliser une base de données.

Néanmoins, sans faire table rase du passé, un certain nombre d’associations font le choix du discernement et refusent d’entrer dans les problématiques en ayant une lecture de la réalité qui date de trente ans. La réalité d’aujourd’hui est complexe et les problématiques multiples. Or, on se rend compte que, faute d’outils sur lesquels nous pourrions construire une exigence collective, chacun est renvoyé dans le privé de sa propre gestion bricolée, en s’érigeant comme le seul garant du droit des personnes accompagnées. Sous le manteau, puisqu’il faut bien garder mémoire au-delà de nos propres capacités individuelles forcément toujours trop limitées, on le constate, il y a probablement profusion de fichiers privés, échappant de fait aux garanties offertes par la loi, et consistant notamment à pouvoir avoir accès à ce qui est consigné. Ces informations ne sont donc jamais partagées, ni contrôlées. Néanmoins, elles servent d’outil de travail, d’analyse et d’aide à la décision pour les professionnels oeuvrant en prévention spécialisée, qu’ils soient éducateurs ou psychologues. Il y a donc une sorte de paradoxe, en effet, à condamner la mise en place d’instruments officiels devant s’inscrire dans un cadre acceptable au plan légal et éthique, tout en procédant de la sorte, mais de manière illégale et, sur le fond, inacceptable.

Il est évident qu’au-delà de cette question morale, nous touchons également à un credo jamais explicité, celui de la vertu de l’informalité en prévention spécialisée. Car la question à laquelle nous avons souvent du mal à répondre est bien celle de la démonstration de notre présence concrète auprès des personnes les plus en difficulté et de la preuve de notre efficacité auprès d’elles. Complémentairement, c’est aussi notre « travail de rue », désormais mis en oeuvre aussi par d’autres opérateurs de l’action sociale locale, qui ne suffit plus à être énoncé pour faire autorité. Car cet espace est de moins en moins informel, de plus en plus institutionnalisé, même s’il est devenu habituel d’affirmer que ce travail-là, nous le faisons autrement que les autres. Comme si, intrinsèquement, par le fait même que nous soyons prévention spécialisée, cela suffisait à mettre en place une action d’une qualité plus grande. Le bon sens déployé de cette méthodologie d’action l’est également par les autres qui savent combien il est préférable d’assurer une présence régulière, sans nécessairement être dans la proposition immédiate pour construire de la confiance. Car cette confiance, attention, tous la recherchent, de l’animateur au policier de proximité, en passant par le médiateur, le correspondant de nuit et l’éducateur.

Alors comment parler d’un métier et le mettre en valeur ? Quels sont les outils et les méthodologies dont il est possible de disposer pour attester que nos rôles et fonctions sont bien remplis, conformément aux attentes qui nous sont formulées ? Est-il possible de ne pas dresser le paravent de la menace de l’instrumentalisation pour, de façon rigoureuse, respectueuse et scientifique – rappelons-nous que nous nous comparons souvent à l’ethnologue, sélectionner les faits de terrain et les collecter ? Comment affirmer, à partir d’un refus théorique de l’analyse de l’information issue de l’observation, que pourtant nous prétendons réaliser, que nous sommes en capacité d’élaborer des stratégies d’action ? Comment savoir, enfin, si l’action conduite par une équipe, au-delà des cinq ans d’accompagnement, dans le meilleur des cas souvent, tel ou tel jeune accompagné l’a été avec tout le caractère professionnel requis ? Quelle évaluation peut-on se permettre et accepter sur le plan du principe sans construire de grilles de lecture ?

Certes, les précurseurs de l’éducation spécialisée, dans leur grande modestie, ont souvent insisté sur le caractère très personnel de l’évolution vers l’autonomie, et donc sur l’idée que tout n’était pas évaluable. Bien sûr nous ne serons jamais en capacité de savoir avec certitude si telle ou telle personne a pu progresser par l’entremise de la relation qu’il a eue avec une équipe éducative, un éducateur, ou bien avec les échanges avec son gardien d’immeuble, ou un passionné de modélisme qu’il a pu rencontrer au collège ou ailleurs. Il ne faudrait pourtant pas confondre la précaution éthique d’une telle posture pour évacuer d’un seul trait, primo, la prétention à évaluer et secundo la déclinaison technique qu’elle exige. Là encore, penser la technique et l’outil ne doit pas conduire à creuser le sillon indépassable entre deux camps, en réalité imaginaires et qui, pour l’un consisterait à ne penser qu’humanisme et, pour l’autre, le dévoiement techniciste au mépris des êtres. Le confort d’une telle position radicale a pour corollaire le refus pur et simple de l’évaluation, malgré l’accord de principe officiel.

Alors qu’est-il possible d’évaluer en prévention spécialisée ? Il devrait pouvoir être possible de « dire » les publics que nous côtoyons et nos intentions éducatives, de même que nous devrions pouvoir analyser les effets réels que nous avons générés. Nous avons nécessairement à préciser en quoi notre action a eu un impact au plan local, les mises en lien qu’elle a favorisées et les transformations des modalités et des contenus des échanges entre des gens qui partagent un même territoire.

Il nous faut aujourd’hui refuser l’idée que l’évaluation serait un danger pour les personnes accompagnées. En vérité, elle apparaît surtout comme une menace pour nous, techniciens, pétris par l’idée que notre action relève de « l’indicible », dans une sorte de poétique de l’action qui ne parlerait qu’à nous-mêmes. Notons d’ailleurs le paradoxe inscrit dans une telle conception. Alors que nous recevons des budgets pour une mission qu’on accepte clairement, celle d’aller vers les personnes les plus en difficulté, qui ont rompu les liens avec les institutions ou sont en passe de le faire, pour mieux les relier à l’ensemble, nous ne nous donnerions pas toutes les aptitudes pour nous assurer que nous répondons objectivement à ce pourquoi nous sommes mandatés.

Mais ceci n’a pas que des incidences au plan global de l’exercice d’un service ou d’une association. Les conséquences s’exercent d’abord sur le plan du terrain de l’action éducative même. En effet, c’est l’éducateur qui, pour se protéger de cette absence de balisage méthodologique, doit alors souscrire à l’illusion de la toute-puissance d’un acte éducatif qui deviendrait quasiment une affaire privée où, il faut bien l’avouer, celui qui doit bénéficier de l’action ne sera donc jamais en situation d’être entendu sur ce qu’on lui propose.

C’est pourquoi l’évaluation, avec le nécessaire outillage qu’elle exige, parce que précisément elle nous contraint à être humble, nous invite à rendre des comptes, avec des mots, sur ce que l’on a pu déployer comme effort. Car accepter cela, c’est aussi consentir à l’idée que l’on puisse s’y être mal pris sans que ce soit un danger pour nous. C’est revendiquer que, pour aller de l’avant, il est nécessaire de se donner des objectifs, qu’on les atteigne ou non. Et ceci est aussi important pour ne pas se mettre en situation d’avoir à traiter toute la misère du monde sans réellement pouvoir le faire. Ces objectifs de moyenne portée, ceux que l’on se donne avec un terme, doivent nous permettre de mettre en place des actions concrètes dont on sait bien, aujourd’hui, qu’elles ne peuvent déboucher qu’à partir des partenariats que nous parvenons à créer tous les jours, avec les professionnels et avec les personnes pour lesquelles on a une ambition de solidarité. Car, pour les professionnels que nous sommes, l’écoute et la disponibilité que nous offrons doivent déboucher sur l’animation dans son sens le plus profond, celui d’y insuffler de la vie, et la prise de conscience des potentialités qu’elles entraînent chez les personnes.

Alors soyons réellement modestes pour être réalistes. Acceptons que le flacon ne sera jamais le parfum. N’importe quelle base de données ne nous donnera que ce que l’on aura bien voulu y mettre. En vérité, l’action sur les terrains ne nous permettra jamais, et c’est heureux, de tout savoir sur autrui. L’information que nous collectons sera toujours soumise à cette grande limitation. Donc sachons reconnaître ce dont nous avons besoin pour travailler en évitant l’illégalité drapée de vertu morale, en mettant en oeuvre des bases de données privées sans droit d’examen.

Pour conclure, des outils sont aujourd’hui utilisés ou en cours de construction. Ils sont le fait des acteurs eux mêmes qui ont pu se faire aider par des sociologues, des anthropologues ou des psychologues. Il est compréhensible que chacun le fasse avec sa propre culture professionnelle. Une évaluation critique de ces outils, lorsqu’ils ont la chance d’exister, est une étape nécessaire. Le débat doit se créer au sein des associations de prévention spécialisée mais, si l’on entre dans une démarche de qualité, celle-ci ne peut se faire qu’en relation avec les questions de sens et d’utilité sociale, et pas seulement dans l’entre-soi des professionnels de la prévention spécialisée. Donc, si nous voulons qu’elle devienne un atout, la loi 2002 -2 doit être génératrice d’un remodelage et d’une possibilité de valoriser des savoirs faire professionnels, de capitaliser nos expériences passées pour regarder vers un avenir incertain. L’essentiel est que les jeunes trouvent toujours avec eux, ou face à eux, des éducateurs et des associations qui soient des interlocuteurs confirmés.

Philippe ROPERS et Pierre VERNEY
Respectivement directeur du service de prévention spécialisée et du service insertion de l’association Sauvegarde 71 et directeur du service de prévention spécialisée de l’ADSEA 95.

Catégorie(s) : Inter associations · évaluation

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